BIO
Diplômé en sciences politiques et en philosophie à Kings College London et à la Sorbonne, où il a fait de la recherche sur le transhumanisme et la notion de gouvernement mondial, Olivier Wright est aujourd'hui cinéaste, terminant actuellement son premier long métrage sur le choix et le libre arbitre (www.psi-the-project.com). |
Non, une vie potentiellement infinie ne sera pas ennuyeuse.
Quand on demande aux gens s’ils veulent une vie radicalement allongée, dans laquelle ils pourraient vivre indéfiniment dans un corps sain, l’une des résistances les plus communes est la suivante : oui, mais non parce qu’on va s’ennuyer. Douglas Adams, auteur du Guide du Voyageur Galactique, imaginait l’immortalité comme un piège où « pour commencer, c’était amusant… Mais sur la fin, c’étaient les dimanches après-midi qu’il avait commencé à ne plus supporter »[1] ; de même, l’auteure britannique Susan Ertz lamentait que « des millions de gens aimeraient être immortels alors même qu’ils ne savent pas comment s’occuper un dimanche après-midi pluvieux ». On a tous connus des dimanches perdus, mais cette crainte est-elle vraiment fondée, scientifiquement ?
Les philosophes Lisa Bortolloti et Jujin Nagasawa[2] de l’université de Birmingham ont étudié l’ennui et distingué deux types: d’abord, l’ennui situationnel causé par une stimulation insuffisante ou la répétition. C’est le plus intuitif et celui avancé par Bernard Williams dans un célèbre argumentaire[3] contre l’immortalité : nos désirs seraient finis et épuisables, et donc, forcément, au bout d’un moment, on aura eu le temps de faire tout ce qu’on voulait faire assez de fois pour en avoir assez. Mais nos intérêts sont-ils forcément épuisables ? Rien n’est moins sûr. D’abord, sur la répétition de désirs existants, le philosophe John Martin Fischer[4] de l’université de Californie rappelle qu'il y a des plaisirs qui s’épuisent par eux-mêmes (self-exhausting pleasures) mais aussi des plaisirs répétables (repeatable pleasures), insistant que le monde en contient suffisamment pour qu’il soit éternellement possible d'y trouver un intérêt – sans parler des activités qui deviennent plus plaisantes à force de répétition, justement, comme jouer d’un instrument. Mais surtout, pourquoi ne serait-il pas possible de créer indéfiniment de nouveaux désirs et intérêts ? Là encore, les études sur la psychologie humaine ne soutiennent pas l’hypothèse d'une capacité limite à avoir des intérêts. Neil Levy[5], philosophe spécialisé dans les neurosciences, rappelle que la satisfaction de certains désirs implique des activités qui ne sont pas conceptuellement finies, telles que les poursuites artistiques. Le cerveau humain serait ainsi une source d’infini dans un monde fini. Et imaginez un instant : l’ouverture de l’horizon temporel pourrait bien faire apparaitre de nouveaux désirs actuellement inimaginables qui s’inscrivent dans un temps plus long. De nouvelles ambitions peuvent être pensées, initiées, menées et réalisées par les mêmes personnes sur des périodes couvrant plusieurs siècles. C’est là un territoire conceptuel et comportemental encore totalement inexploré dans lequel le cerveau humain pourrait s'adapter et trouver un nouveau champ libre pour se répandre. Et même si, dans ce nouveau paysage, l’ennui nous attendait parfois au tournant, il est lui-même un motivateur poussant à l’éviter, alimentant à la fois un comportement d’exploration (drive to explore) et d’apprentissage (drive to know) [6]. Comme la faim nous pousse à manger, l’ennui nous motive à maintenir « un influx optimal de potentiel excitateur », ce qui explique par exemple pourquoi les humains (et certains animaux, comme les dauphins) sont mus à réaliser des activités qui ne nécessitent aucune autre forme de récompense que celles liées à l’activité elle-même. Dans le jeu de la surenchère, il y a donc de bonnes raisons de penser que la créativité vaincra toujours sur l’ennui et non l’inverse.
Malgré cela, la crainte de l’ennui dans une vie à durée indéterminée repose plus fondamentalement sur un épuisement non pas des sources d’intérêt possibles mais de notre capacité même à nous intéresser aux choses, quelles qu'elles soient : c’est l’ennui chronique cette fois, un désintérêt total pour tout. Et c’est vrai, un tel ras-le-bol serait tragique. Mais à nouveau, les études (telles que celles menées par Bernstein[7] ou Greeson[8]) devraient nous rassurer. D’abord, l’ennui chronique ne serait pas tant le résultat de facteurs environnementaux comme la répétition ou l’absence d’activités, mais plutôt de déterminants psychologiques chez certaines personnes manifestant une inhibition de la fantaisie et un manque d’intelligence émotionnelle. Du coup, en quelque sorte, pour reprendre les termes du philosophe anglais John Harris, dans une vie radicalement allongée, « seuls les gens ennuyeux au possible courent le risque de s’ennuyer au possible ».[9] Mais supposons que l’ennui chronique soit bien une destination inévitable qui nous attend tous au bout du chemin de l’expérience. Deux remarques : la première, peut-être saurons-nous « vaincre l’ennui » en manipulant ses ressorts neuronaux, pour booster la curiosité ou créer des pilules de mémoire sélective, ce qui évidemment soulève d’autres problèmes éthiques mais relèvera surement au final du libre choix de chacun. Mais la seconde: et alors ? A priori, ce terminus de l’ennui est vraisemblablement très loin - pourquoi ne pas vouloir voyager le plus loin possible avant d'y arriver ? Soutenir « je préfère ne pas allonger radicalement ma vie parce qu’au final je vais m’ennuyer » est aussi sensé que dire « je préfère ne pas continuer à vivre parce qu’au final je vais vieillir ».
Il reste néanmoins une dernière raison de craindre un ennui généralisé : l’impermanence causée par la mort serait constitutive même de l’intérêt que nous portons aux choses, et donc sans cette finitude, notre intérêt se viderait complètement. A cela, rappelons d’abord qu’une vie potentiellement indéfinie n’est pas dénuée d’impermanence : déjà, nous resterons potentiellement impermanents (soumis aux aléas pouvant détruire notre conscience), mais surtout, les opportunités de la vie resteront impermanentes, de manière inhérente. Par exemple : si vous éprouvez une attirance pour quelqu’un, le fait que vous soyez tous les deux « potentiellement immortels » ne rend pas moins l’occasion de déclarer votre flamme une opportunité impermanente et donc, intéressante. Mais surtout, cette idée que l’impermanence est nécessaire pour profiter des opportunités est largement exagérée – il suffit, pour s’en convaincre, d’observer ceux qui en ont aujourd’hui le moins conscience: les enfants et les jeunes. Si l’échéance de la mort était nécessaire pour s’intéresser à la vie, comment expliquer que c’est à un âge où on n’a aucune conscience de la mort, ou qu’on a le moins besoin de s’en inquiéter, qu’on est le plus joueur, énergique, curieux, créatif et aventurier ? Le triste sort de la vieillesse est qu’au même moment ou les individus acquièrent la sagesse de l’expérience, ils perdent les moyens d’en profiter. Une civilisation « posthumaine » de personnes toujours plus sages dans leur tête et saines dans leur corps ne serait pas une civilisation « posthume » saoulée, mais bien ivre de vie et ce au moins pour un grand nombre de dimanches à venir !
[1] ADAMS, Douglas, H2G2, Tome 3 : la vie, l’univers et le reste, Folio, 11 mars 2010, 304 pages.
[2] BORTOLOTTI, Lisa, et NAGASAWA , Yujin, Immortality without boredom, Journal compilation, Blackwell Publishing Ltd, 3 September 2009, p.268
[3] https://www.cambridge.org/core/books/problems-of-the-self/makropulos-case-reflections-on-the-tedium-of-immortality/9180185912980E017EE675254B2F4169
[4] FISCHER, John Martin, The Metaphysics of Death, Stanford, CA: Stanford University Press, 1993
[5] N. LEVY, ‘Downshifting and Meaning of Life’, Ratio XVIII (2005), pp. 176–189, at pp. 184–185.
[6] Berlyne, D. E., Conflict, Arousal, and Curiosity. New York : McGraw Hill, 1960
[7] H. BERNSTEIN, ‘Boredom and the Ready Made Life’, Sociological Research 42 (1975), pp. 512–537
[8] R. GREENSON, ‘On Boredom’, Journal of the American Psychoanalytic Association 1 (1953), pp. 7–21
[9] HARRIS, John, Enhancing Evolution: The Ethical Case for Making Better People, Princeton University Press, 17 octobre 2010, 242 pages, p.64